Paroles de dimanches

Une journée occupée. Faire parler les gestes

Photo André Myre

Par André Myre

Paroles de dimanches

31 janvier 2024

Crédit photo : Sladic / iStock

Tout de suite après avoir fait le récit de l’appel de ses quatre premiers partisans, Marc raconte une journée dans la vie de Jésus (Mc 1,29-39). La Liturgie a choisi d’en étaler le contenu sur deux dimanches.

Elle fait d’abord lire la péricope initiale, un exorcisme effectué par Jésus dans l’assemblée de Capharnaüm, très tôt un jour de sabbat (1,21-28). Le texte de ce dimanche décrit le reste de la journée de Jésus : petit déjeuner chez Simon, soins donnés à un fort groupe de malades une fois le sabbat passé, puis sortie au désert, en pleine nuit, pour y prier avant de partir «proclamer» ailleurs (1,29-39).

 

1,29 Et, étant aussitôt sortis de l’assemblée, ils vinrent dans la maison de Simon et d’André, avec Jacques et Jean. 30 La belle-mère de Simon, cependant, était alitée, fiévreuse. Et ils lui disent aussitôt ce qu’il en va d’elle. 31 Et, s’étant approché, il la releva, s’étant emparé de sa main. Et la fièvre la laissa, et elle les servait.

 

32 Le soir arrivé, cependant, quand le soleil fut tombé, ils lui amenaient tous les gens ayant mal et toutes les victimes des démons. 33 Et toute la ville était rassemblée devant la porte. 34 Et il en soigna beaucoup, ayant mal de toutes sortes de maladies, et il chassa beaucoup de démons. Et il ne laissait pas parler les démons, puisqu’ils le connaissaient.

 

35 Et, s’étant levé le matin, au creux de la nuit, il sortit et partit dans un lieu désert, et là il priait. 36 Simon et ceux avec lui le poursuivirent, 37 et ils le trouvèrent, et ils lui disent :

Tous te cherchent.

38 Et il leur dit :

Allons ailleurs, dans les villages voisins, pour que j’y proclame aussi, car je suis sorti pour cela.

39 Et il vint, proclamant dans leurs assemblées, dans toute la Galilée, et chassant les démons.

 

 

Traduction

 

Relever (v 31). Dans le Nouveau Testament, avec anistèmi, le verbe egeirô est utilisé pour désigner la résurrection de Jésus. Les deux, selon les contextes, signifient «(re)lever» ou «réveiller[1]», et gardent leur sens courant. Dans le Nouveau Testament grec, il n’y a pas de terme technique, verbe ou nom, réservé à la résurrection de Jésus. Le scribe chrétien, qui a utilisé le verbe egeirô au v 31 a pu voir, dans le geste de Jésus, une annonce de celui du Christ ressuscitant éventuellement la belle-mère de Simon.

Soigner (v 34). À proprement parler, le verbe therapeuô signifie «soigner». Marc ne prétend pas que Jésus a guéri tous ceux qu’il a «soignés».

Poursuivre (v 36). On peut lire une note de harcèlement dans ce verbe.

 

Une journée stylisée

 

Le récit de la guérison de la belle-mère de Simon (vv 29-31) contient sans doute des données d’ordre historique. Il est rare qu’un tel geste de Jésus, sobrement raconté, soit aussi exactement situé (dans la maison de Simon) et concerne un personnage précis (la belle-mère de Simon). Le texte laisse percevoir une proximité particulière de Simon et de Jésus. Rien n’est dit par contre des motivations de ce dernier en effectuant la guérison.

Le texte suivant (vv 32-34) est un sommaire, qui résume un ensemble de gestes, comme il y en a plusieurs dans les évangiles. C’est une façon de mettre en images la réputation d’un Jésus formidable guérisseur.

Quant au dernier épisode (35-39), il rend compte de l’intention bien arrêtée de Jésus d’étendre son champ d’activité. Un détail du texte est peut-être particulièrement significatif. Au v 36, Jésus s’éloigne dans un endroit désert pour «prier». Or, Marc s’intéresse peu à la prière de Jésus; avant le récit de la Passion, il n’en fait encore mention qu’en 6,46. Il s’agit sans doute d’une donnée historique. Alors qu’à l’époque, prier était une fonction réservée à des officiels, Jésus se l’approprie, mais a soin de le faire à l’écart, sans témoin[2].

L’auteur pré-marcien a uni trois péricopes dans le cadre chronologique d’une journée pour en faciliter la mémorisation. De son côté, en insérant cette séquence dans son évangile, Marc l’a enrichie de l’exorcisme effectué tôt le matin, un jour de sabbat, dans l’assemblée de Capharnaüm (1,21-28). Jésus n’avait évidemment pas un ordre du jour aussi chargé.

 

Traditions

 

1. Bien que sobrement racontée, la journée traditionnelle reste quand même un texte de foi. Quand le premier épisode montre la femme guérie se mettant au service de Simon et de Jésus, il lui fait certes jouer son rôle de maîtresse de maison auprès de son beau-fils et de Jésus. Mais, il est rédigé de telle sorte que les lecteurs la voient aussi exerçant une fonction officielle dans une Église au service d’un Jésus qui, en présence de «Simon», veille puissamment sur elle.

2. Le début du sommaire laisse entendre que la journée se déroulait un jour de sabbat. Les gens attendent qu’il soit passé, pour amener les malades à Jésus. En effet, ce jour-là, il était interdit non seulement de transporter un malade qui n’était pas en danger de mort, mais même de le soigner[3]. C’est pourtant ce que Jésus a fait, en privé, dans la maison de Simon. Les lecteurs et lectrices de l’époque ne pouvaient manquaient de le noter. Si on veut suivre Jésus, il faut prendre ses distances vis-à-vis du système, mais la prudence a ses droits.

Le sommaire illustre aussi l’ampleur des maux qui affectent la société. En effet, les souffles malfaisants de toutes sortes sont à l’œuvre, rendant beaucoup de gens malades. De fait, c’est toute la population qui est affectée, comme l’illustre bien le v 33 : «toute la ville était rassemblée devant la porte». L’épisode sert donc de ressort pour le suivant : ce n’est pas que la localité de Capharnaüm qui est touchée, mais toute la région, d’où l’ampleur de la tâche qui s’ouvre devant Jésus, et donc devant ses partisans éventuels.

3. Le troisième épisode commence par faire de Jésus un exemple de prudence dans la façon de répondre aux appels de l’évangile, ce que le premier avait exprimé de façon implicite. À la suite de Jésus, il faut s’approprier la prière, et donc ne plus la laisser aux mains des officiels au service de leur système plutôt qu’à l’écoute des besoins des gens. Mais cela se fait dans des lieux isolés, loin des oreilles et des yeux indiscrets. La prière est nécessaire pour trouver le courage d’aller toujours ailleurs, répondre aux attentes d’un monde malade («tous te cherchent»), délaissé par le système.

 

Marc

 

1. Dans le projet d’écriture de Marc, cette journée est très importante, aussi l’a-t-il retravaillée pour la faire parler dans la ligne de son évangile. Dans le premier épisode, les deux «aussitôt» portent sa marque et demandent l’attention des lecteurs. Entre les deux, Marc a soin de créer un lien avec le récit d’appel (1,16-20), et d’inclure «André, Jacques et Jean[4]» dans la péricope, qui, à l’origine, ne parlait que de Jésus, Simon et sa belle-mère. Marc a voulu faire des quatre premiers partisans les témoins de la journée inaugurale, pour leur faire connaître le mode et le contenu de la «bonne nouvelle de Dieu» (1,14).

Au début du deuxième épisode, il y a, comme c’est souvent le cas en Marc, deux indications de temps successives. La première est de lui. Dans le reste de la péricope, les trois passages traitant des «démons» sont de l’évangéliste. Il tient à dire que Jésus s’attaque à toutes les maladies, tant physiques que psychiques. La finale du v 34, surtout, est typique de sa rédaction :

 

34 […]  et il chassa beaucoup de démons. Et il ne laissait pas parler les démons, puisqu’ils le connaissaient.

 

Certes, il est courant, dans les récits d’exorcisme, d’imposer le silence aux malades qui avaient tendance à vociférer (1,25). Mais Marc donne ici une autre raison à ce trait littéraire : c’est que les démons «connaissaient» Jésus. L’évangéliste annonce que l’homme est dangereux pour le système, ce que tout le reste de son œuvre va démontrer.

Au début de la troisième péricope, la première des deux indications temporelles est encore de Marc. La finale (vv 38b-39) est aussi rédactionnelle. L’évangéliste utilise ici le verbe «proclamer» comme synonyme d’«enseigner». Comme au v 23, il se sert aussi du possessif «leur» pour qualifier les assemblées d’origine judéenne, et ainsi marquer la distance entre elles et Jésus. Et il termine la journée sur une dernière mention de l’expulsion des démons.

2. Marc se sert de cette journée traditionnelle pour faire comprendre à ses lecteurs la nature de l’évangile. Dans ce but, il rédige une inclusion[5] importante entre les vv 14 et 39 :

 

1,14 Jésus vint en Galilée, proclamant la bonne nouvelle de Dieu

1,39 Et il vint, proclamant dans leurs assemblées, dans toute la Galilée, et chassant les démons

 

Aussi étonnant que cela puisse paraître aux yeux d’un lecteur ou d’une lectrice moderne, Marc considère qu’il vient d’écrire tout ce qu’il faut savoir sur la nature de la bonne nouvelle du régime de Dieu, et sur le mode d’action de Jésus. Dans le reste de l’évangile, il rendra compte des interactions entre Jésus et différents groupes ou individus, mais il n’aura rien de fondamental à ajouter.

La proclamation de l’évangile, selon Marc, est un «enseignement» véhiculé par des gestes, qui, de façon efficace, guérissent les malades, et illustrent la venue imminente du régime de Dieu, bonne nouvelle pour les uns, menace pour les autres. Les malades sont le symptôme visible du mauvais fonctionnement du système, lequel ou bien les a rendus tels, ou bien n’a pas intérêt à s’occuper d’eux. Marc le montrera dans la suite de son récit, mais il le fait déjà voir et, en ce sens, l’essentiel est dit. Le système ne fait que parler, alors que Jésus, lui, agit, ce qui est beaucoup plus parlant, étonnant, et menaçant. Aussi, entend-on des cris de rage quand Jésus s’attaque à lui, alors que les témoins sont stupéfaits (vv 26-27).

Proclamer la bonne nouvelle de Dieu, c’est donc soigner les malades malgré que le système s’y oppose. Pour ce faire, cependant, il faut se rendre compte que c’est toute la société qui est malade, ce dont on ne peut prendre conscience que si on s’est rendu au «désert». Seulement là, à distance, peut-on bien voir le système, le comprendre, puis s’en détacher, ce qui se fait par la prière. Ensuite trouve-t-on le courage d’aller le débusquer partout où il détruit les gens.

Cette présentation de Marc a ceci de remarquable qu’elle fait porter le regard sur l’essentiel. Et l’essentiel, c’est la tâche qui s’ouvre devant le faiseur de bonne nouvelle, et non pas ce dernier.  Marc s’est contenté de présenter Jésus comme le «saint de Dieu» (v 24), un homme de Dieu, sans plus. Il n’a pas jugé bon de répéter l’un ou l’autre des grands titres avec lesquels il a ouvert son livre («messie» ou «fils de Dieu» en1,1). Proclamer la bonne nouvelle de Dieu, pour Marc, ce n’est pas parler de Jésus Christ, c’est faire arriver quelque chose de bon pour les victimes du système justement parce qu’on croit en Jésus Christ.

 

Ligne de sens

 

Quiconque est intéressé à suivre Jésus doit longuement réfléchir au contenu que Marc donne à la journée de Capharnaüm. Si l’évangéliste a raison, la priorité de la catéchèse chrétienne ne devrait plus porter sur la personne même de Jésus. La bonne nouvelle n’appartient pas aux partisans de Jésus, mais elle naît dans la conscience du malade qui expérimente une bonne nouvelle. L’enseignement chrétien n’est pas une théorie sur le salut ou une élaboration de l’être de Jésus, mais est véhiculé par un geste – ou un ensemble de gestes – percutant et efficace qui est interprété comme une bonne nouvelle par le malade et les témoins. Ce ne sont pas les mots des partisans de Jésus qui explicitent le contenu de la bonne nouvelle, mais l’effet de leur agir à l’intérieur d’une société désorientée.

Chez Marc, tout cela est simple et clair, malheureusement trop simple, trop clair. Le système veut bien qu’on traite ses maladies, mais selon ses règles, aux temps fixés, et, surtout, sans faire dérailler l’engrenage qui crée les malades en série. Pire encore, la clarté de la présentation de Marc est perçue comme une menace même par cette partie du système qui prétend relever de Jésus. Et Marc a bien vu cette réalité, puisqu’il va consacrer la majeure partie de son ouvrage à montrer comment l’Église partage la réaction des adversaires de Jésus face à la tâche qui lui est confiée de proclamer la bonne nouvelle.

C’est pourquoi les partisans potentiels de Jésus, une fois perçue l’interpellation que leur lance l’évangile de Marc, doivent eux aussi «sortir et partir dans un lieu désert» (v 35). Il leur faut s’en aller dans un endroit, physique ou intérieur, où le système a perdu de son emprise, pour qu’ils puissent le regarder en toute lucidité et liberté. S’ensuit la nécessaire prière, qui voit le chemin tracé, devine les obstacles, et met en contact avec un «pouvoir» dont on ne sait d’où il vient, mais qui promet d’accompagner quiconque s’en va où il veut.

 

Notes :

 

[1] Au v 31, egeirô signifie manifestement «mettre debout», alors qu’en 4,38, par exemple, il veut dire «réveiller». Au v 35, anistèmi a le sens courant de «se lever».

[2] Voir A. MYRE, Prier autrement. À l’écoute des évangiles, Montréal, Novalis, 2017.

[3] Voir l’exaspération du chef d’assemblée en Lc 13,14.

[4] Au v 36, Marc crée une inclusion avec le v 29, en référant aux trois partisans quand il écrit : Simon «et ceux avec lui».

[5] L’inclusion est une mise en relation de deux termes qui définissent un ensemble : ici, par exemple, l’utilisation du verbe «proclamer» au v 39 fait voir que l’ensemble situé entre les vv 14 et 39 définit ce que «proclamer l’évangile» veut dire.

 

À PROPOS D’ANDRÉ MYRE

André est un bibliste reconnu, auteur prolifique et spécialiste des évangiles, particulièrement de celui de Marc. Il a été professeur à la Faculté de théologie de l’Université de Montréal. Depuis plusieurs années, il donne des conférences et anime des ateliers bibliques.

 

Les opinions exprimées dans les textes sont celles des auteurs. Elles ne prétendent pas refléter les opinions de la Fondation Père-Ménard. Tous les textes publiés sont protégés par le droit d’auteur.

 

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